« Suprématie » de Victor Hugo
fait partie du livre de recueil de poèmes qui s’intitule La légende des siècles (1883)
Mis les démons, chassé les monstres de là-haut,
Oté sa griffe à l’hydre, au noir dragon son aile,
Et sur ce tas hurlant fermé l’ombre éternelle,
Laissant grincer l’enfer, ce sépulcre vivant,
Ils vinrent tous les trois, Vâyou le dieu du vent,
Agni, dieu de la Flamme, Indra, dieu de l’Espace,
S’asseoir sur le zénith, qu’aucun mont ne dépasse,
Et se dirent, ayant dans le ciel radieux
Chacun un astre au front: » Nous sommes les seuls dieux! »
Tout à coup devant eux surgit dans l’ombre obscure
Une
lumière ayant les yeux d’une figure.
Ce que cette lumière était, rien ne saurait
Le dire, et,
comme brille au fond d’une forêt
Un long rayon de lune en une
route étroite,
Elle resplendissait, se tenant toute
droite.
Ainsi se dresse un phare au sommet d’un récif.
C’était
un flamboiement immobile, pensif,
Debout.
Et les trois
dieux s’étonnèrent.
Ils dirent:
« Qu’est
ceci? »
Tout se tut et les cieux attendirent.
« Dieu
Vâyou, dit Agni, dieu Vâyou, dit
Indra,
Parle à cette lumière. Elle te
répondra.
Crois- tu que tu pourrais savoir ce qu’elle est?
–
« Certes, dit Vâyou : je le puis ».
Les
profondeurs désertes
Songeaient ; tout fuyait, l’aigle ainsi
que l’alcyon.
Alors Vàyou marcha droit à la
vision.
« Qu’es- tu? » cria Vâyou, le
dieu fort et suprême.
Et l’apparition lui dit :
« Qu’es-
tu, toi- même? »
Et Vàyou dit : « Je suis
Vâyou, le dieu du Vent »
– Et qu’est-ce que
tu peux?
– « Je peux, en me levant,
Tout déplacer,
chasser les flots, courber les chênes,
Arracher tous les gonds,
rompre toutes les chaînes,
Et si je le voulais, d’un souffle,
moi Vâyou,
Plus aisément qu’au fleuve on ne jette
un caillou
Ou que d’une araignée on ne crève les
toiles,
J’emporterais la terre à travers les
étoiles ».
L’apparition prit un brin de paille et dit
:
« Emporte ceci ».
Puis, avant qu’il
répondit,
Elle posa devant le dieu le brin de paille.
Alors,
avec des yeux d’orage et de bataille,
Le dieu Vàyou
se mit à grandir jusqu’au ciel,
Il troua l’effrayant
plafond torrentiel,
Il ne fut plus qu’un monstre ayant partout
des bouches,
Pâle, il démusela les ouragans farouches
Et
mit en liberté l’âpre meute des airs ;
On entendit mugir le
simoun des déserts
Et l’aquilon qui peut, par dessus les
épaules
Des montagnes, pousser l’océan jusqu’aux pôles
;
Vâyou, géant des vents, immense, au dessus
d’eux
Plana, gronda, frémit et rugit, et, hideux,
Remua
les profonds tonnerres de l’abîme;
Tout l’univers trembla
de la base à la cime
Comme un toit où quelqu’un d’affreux
marche à grands pas
Le brin de paille aux pieds du dieu ne
bougea pas.
Le dieu s’en retourna.
« Dieu du vent,
notre frère,
Parle, as-tu pu savoir ce qu’est cette lumière
? »
Et Vâyou répondit aux deux autres dieux :
« non »
« Agni », dit Indra ;
« Frère
Agni, mon compagnon » : dit Vâyou,
« Pourrais-tu le savoir, toi?
« Sans doute » :
dit Agni
Le dieu rouge, Agni, que l’eau
redoute,
Et devant qui médite à genoux le Bouddha,
Alla
vers la clarté sereine et demanda :
« Qu’es-tu
clarté?
– Qu’es-tu toi- même ? lui dit- elle. – Le dieu
du feu.
– Quelle est ta puissance ?
Elle est telle
Que,
si je veux, je puis brûler le ciel noirci,
Les mondes, les
soleils, et tout.
– Brûle ceci »,
Dit la clarté,
montrant au dieu le brin de paille.
Alors, comme un bélier
défonce une muraille,
Agni, frappant du pied, fit
jaillir de partout
La flamme formidable, et, fauve, ardent,
debout,
Crachant des jets de lave entre ses dents de braise,
Fit
sur l’humble fétu crouler une fournaise ;
Un soufflement de
forge emplit le firmament ;
Et le jour s’éclipsa dans un
vomissement
D’étincelles, mêlé de tant de nuit et
d’ombre
Qu’une moitié du ciel en resta longtemps sombre
;
Ainsi bout le Vésuve, ainsi flambe l’Hékla ;
Lorsqu’enfin
la vapeur énorme s’envola,
Quand le dieu rouge Agni, dont
l’incendie est l’âme,
Eut éteint ce tumulte effroyable de
flamme
Où grondait on ne sait quel monstrueux soufflet,
Il
vit le brin de paille à ses pieds, qui semblait
N’avoir pas
même été touché par la fumée.
Le dieu s’en revint.
–
« Dieu du feu, force enflammée,
Quelle est cette lumière
enfin ? Sais-tu son nom? »
Dirent les autres dieux.
Agni
répondit : « non »
« Indra » : dit Vàyou ;
« Frère
Indra : dit Agni, Sage !
Roi ! dieu !
qui, sans passer, de tout voit le passage,
Peux-tu savoir, ô
toi dont rien ne se perdra,
Ce qu’est cette clarté qui nous
regarde? »
Indra répondit : « Oui ».
Toujours
droite, la clarté pure
Brillait, et le dieu vint lui parler
:
« O figure, Qu’es-tu ? » dit Indra,
d’ombre et d’étoiles vêtu.
Et l’apparition dit : « Toi-
même, qu’es-tu ? »
Indra lui dit : « Je
suis Indra, dieu de l’Espace.
– Et quel est ton
pouvoir, dieu?
– Sur sa carapace
La divine tortue, aux
yeux toujours ouverts,
Porte l’éléphant blanc qui porte
l’univers.
Autour de l’univers est l’infini.
Ce
gouffre contient tout ce qui vit, naît, meurt, existe,
souffre,
Règne, passe ou demeure, au sommet, au milieu,
En
haut, en bas, et c’est l’espace, et j’en suis dieu.
Sous
moi la vie obscure ouvre tous ses registres ;
Je suis le grand
voyant des profondeurs sinistres ;
Ni dans les bleus édens, ni
dans l’enfer hagard,
Rien ne m’échappe, et rien n’est
hors de mon regard ;
Si quelque être pour moi cessait d’être
visible,
C’est lui qui serait dieu, pas nous ; c’est
impossible.
Étant l’énormité, je vois l’immensité ;
Je
vois boute la nuit et toute la clarté ;
Je vois le dernier
lieu, je vois le dernier nombre,
Et ma prunelle atteint
l’extrémité de l’ombre ;
Je suis le regardeur Infini. Dans
ma main
J’ai tout, le temps, l’esprit, hier, aujourd’hui,
demain.
Je vois les trous de taupe et les gouffres
d’aurore,
Tout ! et, là même où rien n’est plus, je vois
encore.
Depuis l’azur sans borne où les cieux sur les
cieux
Tournent comme un rouage aux flamboyants essieux,
Jusqu’au
néant des morts auquel le ver travaille,
Je sais tout ! Je vois
tout !
– Vois-tu ce brin de paille ? »
Dit
l’étrange clarté d’où sortait une voix.
Indra baissa la
tête et cria : « Je le vois.
Lumière, je te dis que
j’embrasse tout l’être ;
Toi-même, entends-tu bien, tu ne
peux disparaitre
De mon regard, jamais éclipsé ni décru! »
A peine eut-il parlé qu’elle avait disparu.